The gift
keeps moving

Entretien entre Xavier Antin et Will Holder.
Septembre 2010, Londres, dans un appartement.

Xavier Antin

Will, tu as dit que le design graphique consistait principalement en deux choses : produire des documents d’archives d’événements passés ou produire des instructions pour des événements futurs. Si l’on considère la partition comme une instruction, assimilerais-tu l’écriture d’une partition à du design ?

Will Holder

Absolument. Je pense que... Je trouve difficile de répondre à cette question car je tiens pour acquis le fait qu’écrire en général ou écrire une partition à quelqu’un que l’on connaît ou pas, à un lecteur potentiel, est une instruction et est absolument une forme de design. Ce n’est pas une mission, mais ma principale préoccupation est d’essayer de clarifier cette question auprès du public pour qui le design est avant tout une pratique de l’objet, une pratique formelle et graphique. L’écriture n’est pas censée relever de la pratique du designer et ne serait donc pas du design. Il est devenu évident qu’une part croissante des écrits et des informations que l’on produit n’est pas nécessairement formalisée en tant que tel, ou est seulement designée à travers un ensemble de règles par défaut de tel ou tel logiciel. Quelque chose comme Twitter par exemple est essentiellement non designé.

XA

En terme de marketing, cela a probablement été designé pour offrir un ensemble de contraintes spécifiques.

WH

Tout à fait, cela a été designé au départ, mais ce n’est plus nécessairement considéré de cette manière par les utilisateurs. Cela dit, c’est extrêmement instructif. Chaque ligne écrite sur Twitter est une instruction, est un design.

WH

Je trouve intéressant que tu aies spécifiquement repris ces deux formules que je répète assez souvent parce qu’elles sont assez simples et que je ne me sens pas mal à l’aise à m’entendre les reproduire. Je les utilise assez souvent et d’autres le font aussi. Je ne sais pas lequel de nous deux, Stuart ou moi, a parlé le premier de cette idée du design comme verbe. C’est un modèle très facile à utiliser auprès des gens pour représenter de manière simple, presque imagée, notre compréhension de ce qu’est le design : le design comme verbe, par nature actif. Alors que pour le grand public, il signifierait plutôt la forme de cette tasse [désignant la tasse à café posée sur la table].

Le design serait un objet fini, quelque chose comme : « Hey, super design ! », il s’agit d’« un design », d’un nom, et non pas du fait de « designer » quelque chose. Quelque chose en train d’être désigné et donc dans un processus de transition, une forme de performance publique ou d’adresse qui serait en mouvement à de multiples endroits, en constante transition. Ces deux formules que j’utilise et que tu as répétées sont faciles pour moi comme base de travail. C’est une sorte d’instruction à moi-même, en ce qui concerne la façon dont je voudrais communiquer mes idées à propos du design.

Avant que l’entretien ne commence, Will avait pris un livre
dans la bibliothèque, il le feuillette depuis le début de la conversation.

WH

En parlant d’instruction, le livre que je tiens s’intitule Xerox Publishing Standard, publié en 1989. Disons en quelques mots qu’il s’agit d’un guide régissant l’ensemble de la communication interne et externe de Xerox à l’époque. Le troisième chapitre, « Writing and Styles » [écriture et style] traite de l’écriture et des formes d’écriture. J’y suis venu notamment parce que dans le sommaire il est indiqué : « Style Versus Design », ce qui est très intéressant. Si l’on parle de design comme style, les gens le comprennent comme quelque chose de plutôt visuel, comme on peut le voir se manifester autour de nous. Mais on ne considère pas vraiment un style d’écriture ou un style d’expression orale, c’est quelque chose dont la plupart des gens n’ont pas conscience. Seuls les écrivains en sont conscients, la plupart des gens produisent du langage inconsciemment, sans...

XA

Sans design.

WH

Oui. Mais absolument avec un style.

Donc je disais, dans ce chapitre, sept principes sont répertoriés. Ici, il y en a un qui nous dit : « To make yourself clear to customers and coworkers, you must use the same words and conventions to mean the same thing. » [Afin de vous faire comprendre clairement de vos clients et collègues, vous devez utiliser les mêmes mots et conventions pour signifier la même chose.]

XA

Ce guide Xerox est un gros livre bien relié avec une épaisse couverture cartonnée, il a une forme autoritaire alors qu’en fait son contenu est aujourd’hui totalement obsolète.

WH

Je n’en suis pas si sûr, je pense simplement que ça a une autre valeur. Je pense qu’on produit encore ce genre de livres, des personnes comme Irma Boom 2Irma Boom est une designer hollandaise, notamment connue pour un ouvrage de 2136 pages designé en 1996 pour le centenaire de la société SHV Holdings. continuent à en designer. Mais ils ont une valeur, un contenu éditorial complètement différents. Si on parle du livre, alors il est clair qu’il doit se repositionner dans la société et je pense que sa valeur d’objet va commencer à jouer un rôle de plus en plus important. La manière dont le livre peut vouloir véhiculer l’information peut toujours être utile ou pertinente dans la société. Je veux dire, je suis parfaitement d’accord que ce livre de Xerox est désuet et inapproprié. Il y a tellement de gens dans ces entreprises qui en ont besoin quotidiennement que le temps de le publier sous la forme imprimée, il est déjà obsolète. C’est le genre d’information qui a besoin d’une constante mise à jour et qui est désormais accessible en ligne.

XA

Je pensais plutôt à l’écriture. Ce qui m’a intéressé quand j’ai acheté ce livre, c’est qu’en tant qu’objet, il paraît absolument vrai, je veux dire par là que c’est un ouvrage conséquent qui semble vouloir édicter une certaine vérité et être compris uniquement dans ce sens.

WH

Techniquement, je ne serais pas d’accord avec toi. Si on parle en termes de relation à la partition et à la notation, chaque personne pourrait proposer une interprétation de chaque mot et de chaque image de ce livre. Chaque acte consistant à regarder, lire et utiliser cette information est un acte d’interprétation. C’est pour ça que j’utilise toujours le modèle du livre. Les gens considèrent le livre comme une forme autoritaire, fixe, non questionnable, et je pense que c’est fantastique de pouvoir importer l’idée de mutabilité dans un livre et répondre à une question par une autre question. Les choses sont évidemment contestables et réfutables, et il n’y a pas de problème si ce livre devient obsolète, les gens devraient comprendre ça. Car beaucoup ne comprennent pas l’objet au-delà du moment où ils le reçoivent, où ils en prennent connaissance.

Et au bout de quelque temps, ils finissent par les ranger sur une étagère, les oublient, et ne prennent pas conscience du fait que, pendant ce temps-là, ils deviennent obsolètes. Jusqu’au moment où ils déménagent et décident de les jeter. C’est ce que j’ai fait la semaine dernière, j’ai amené chez Oxfam 3Oxfam est un organisme caritatif anglais. un tas de livres et d’objets 4WH – When Stuart moved to the US he left 5 dustbin bags of books on the street. I was furious, not only at his ethical inconsistency., une part du passé qui signifiait beaucoup pour moi il y a cinq ou six ans ; mais honnêtement, ils ne voulaient plus rien dire. Ce n’est pas forcément évident, mais je pense qu’il est bon de reconsidérer chaque chose que l’on avait prise pour acquise, toutes ces choses qui rendent la vie confortable, facile et rassurante. Retourner en arrière te permet de réaliser que quelque chose a changé, que ça n’a plus le même sens, même si tu ne peux pas expliquer pourquoi.

Et c’est la raison pour laquelle ce dont nous avons déjà parlé ensemble m’intéresse autant : ta manière de comprendre la musique et la production, et l’éphémère dans la production. C’est tellement plus facile pour un musicien de comprendre que ce qu’il a produit a simplement disparu ou va devenir autre chose, qu’il ne peut s’y attacher car c’est parti. C’est un constat qui rend la relation à l’objet beaucoup plus saine. Et je suis content que le design soit de moins en moins orienté vers l’objet. Je pense que quelque chose est en train de changer dans la manière dont les gens perçoivent le design, ceci dit, même aujourd’hui, c’est encore cette chose fixe sur la table. C’est « un design », ce n’est pas le design comme verbe.

XA

Mais d’une certaine manière, l’éphémère finit par s’immiscer dans ces objets. Comme chez Marcus Campbell, la librairie de livres d’occasion à côté de la Tate Modern, où l’on trouve régulièrement des livres sortis seulement l’année précédente, probablement des invendus renvoyés à l’éditeur.

WH

J’adore quand ça arrive. Je me souviens il y a dix ans déjà, il arrivait que les gens me disent qu’ils avaient vu un livre que j’avais designé dans une librairie d’occasion. Quelqu’un a même vu une copie de Tourettes 5Tourette’s I – V. est un projet de publications en collaboration avec Stuart Bailey, publié sous le nom Will Stuart. chez Oxfam sur Kingsland Road. J’aime vraiment cette idée de circulation. Ce qui pour toi est important n’est simplement pas important pour quelqu’un d’autre.

XA

En parlant de livre et de partition, tu travailles depuis 2004 avec ton ami musicologue Alex Waterman sur Yes, But Is It Edible ?, une partition biographique du compositeur Robert Ashley.
C’est un long projet, tu m’as dit qu’il s’agissait d’un gros livre d’environ 800 pages conçu pour être lu par plusieurs personnes à la fois. Ce qui m’intéresse, c’est que Robert Ashley n’a jamais écrit de partition. Est-ce que tu sais pourquoi ? C’est un hasard ou une intention ?

WH

C’est clairement une intention, enfin je ne crois pas que ça a été une décision mais c’est né des circonstances, il a toujours travaillé avec la même chorale. Il les appelle « his band » [son groupe] mais ce sont véritablement de simples orateurs, leur instrument est leur voix parlée. Il travaille avec ces mêmes personnes depuis bientôt trente ans donc la partition comme instruction n’est pas vraiment nécessaire. Ils ont travaillé ensemble depuis si longtemps qu’ils ont une autre forme de communication qui ne demande pas d’écrire d’instructions. 90 % de ce qu’il veut qu’ils fassent, ils le savent déjà, ils le comprennent déjà.

Enfin, je dois préciser que ce n’est pas toujours ce qu’il veut qu’ils fassent, le groupe lui donne aussi des instructions. Même si Robert Ashley est un compositeur, c’est une forme de composition égalitaire et démocratique. Une grande partie de son travail et de ses écrits inclue en fait la mémoire et les histoires du groupe, ce ne sont donc pas nécessairement ses histoires qu’il a racontées mais les histoires qu’ils lui ont racontées. On peut même parler de mémoires partagées, c’est comme s’ils performaient un seul personnage, multi-voix, avec les mêmes mémoires.

XA

Mais si l’on considère cette partition que vous écrivez avec Alex ; à l’avenir, lorsqu’elle sera jouée par d’autres interprètes, ils adresseront inévitablement la pièce à travers le filtre de votre propre interprétation. Ils interpréteront le travail d’Ashley à travers votre notation qui est une interprétation écrite de ses performances live.

WH

Ce travail de transcription pour Robert Ashley n’est pas exactement une partition, c’est un document parce que, comme tu l’as dit, la performance a déjà eu lieu.

XA

Oui en effet. Ceux qui interpréteront ce document par la suite performeront une documentation du travail d’Ashley. Cela se positionne clairement à l’opposé d’une vision traditionnelle d’une écriture où l’autorité du compositeur devrait être respectée. On s’imagine qu’en écrivant une partition, un compositeur souhaite être parfaitement compris et espère que l’interprétation qui en sera faite sera celle qu’il a conçue, que la communication entre lui et l’interprète sera la plus claire et parfaite possible. Cela a quelque chose de très autoritaire en fait. Ce qui m’intéresse, au contraire, c’est cet écart possible entre ce qui est transmis et ce qui est interprété, comme la façon dont chacun peut interpréter le même mot.

On peut voir, par exemple, cette différence chez John Cage et Cornelius Cardew. Tous les deux jouent avec l’improvisation et l’aléatoire, mais chez Cage, cela se passe au niveau de son procédé d’écriture ou de sa sélection ; alors que chez Cardew, dans son travail avec le Scratch Orchestra, non seulement l’orchestre participe directement à l’écriture à l’intérieur du cadre qu’il propose mais la forme même des instructions, qui sont souvent très simples, déplace l’aléatoire dans l’interprétation. C’est beaucoup plus dans une forme d’échange, c’est totalement à l'extérieur du compositeur.

WH

Je crois que ce dont tu parles là, ce sont les vestiges ou les réminiscences de la modernité du vingtième siècle et de cette idée de l’autorité d’une instruction fixe, du besoin d’un langage ou d’une communication réduite, claire et sans ambiguïté. Une large part du projet moderne démontre en permanence cette idée en soulignant ses propres principes. Cela révèle, en grande partie, une certaine peur de l’échec de la communication et de l’effondrement du langage. Cet écart dont tu parlais plus tôt, les zones d’ambigüité entre les mots ou à l’intérieur de la ponctuation, à l’intérieur de cette structure support qu’est le langage, et qui contribue à la structuration sociétale, j’imagine.

Je pense qu’une grande part du problème est que la plupart des gens voient cette utilisation instructionnelle claire du langage comme quelque chose d’extrêmement autoritaire. Ce problème de perception est en partie lié à l’assimilation des principes de la modernité par le capitalisme américain d’après-guerre. Un capitalisme devenu alors intrinsèquement antisocial et donc générateur de conflits, parce qu’il favorisait une utilisation ambiguë du langage, ce qui l’a mené vers une forme d’autoritarisme. Les gens ne peuvent plus se saisir de cette utilisation du langage car cela devient alors incriminant. Il n’y a pas de valeur à être clair à l’intérieur d’un système social ou politique de grande échelle. Il y a plus de valeur à entretenir la confusion.

Je pense que la distinction que tu fais entre Cardew et Cage le pointe très bien et le questionne depuis des points de vue très divers. J’aurais pour ma part plutôt tendance à distinguer Christian Wolff 6 Christian Wolff est un compositeur américain (proche de Cardew et de Cage) qui a largement contribué aux recherches sur l’indétermination en musique.
Son approche très démocratique de la composition donne à l’exécution des pièces une grande flexibilité en accordant différentes libertés aux interprètes et de variables possibilités de résultats dans un processus fluide et collaboratif.
et John Cage plutôt que Cardew, je ne sais pas trop pourquoi. J’imagine que c’est la nature des commandes et des instructions qui sont définies bien plus clairement dans le cas de Christian Wolff. Contrairement à cette sorte d’« entre-deux » qui existait dans les années 1960, chez Cardew, où il s’agissait de créer des formes d’instructions bien plus ouvertes, je parlerais même de formes de commandes et d’instructions amicales, de formes de coopération sociale. Mais, pour moi, une part du problème était que ce langage ou cette compréhension était en fait partagée par très peu de monde. C’était peut-être un peu trop un modèle en soi. Enfin, j’imagine que c’était son intention.

XA

Nous avons déjà parlé de ça auparavant, c’est difficile pour le lecteur de voir les liens si nous ne les développons pas.

WH

Oui, c’est ce que je me dis, parce qu’ils ne savent pas de quoi nous avons déjà parlé. Nous devrions répéter tout ça mais, du coup, toute notre conversation deviendrait très consciente de sa forme imprimée, et de l’éventuel lecteur. C’est un peu comme l’échange de lettres que j’ai eu l’année dernière avec Stuart Bailey, publié dans Tate Etc. Nous savions qu’elles allaient être publiées, qu’elles allaient devenir publiques, du coup elles sont devenues extrêmement conscientes et s’adressaient davantage au lecteur qu’à nous-mêmes. Elles étaient tellement fausses...

XA

Est-ce qu’une conversation consciente de sa représentation est vraiment un problème ? C’est peut-être d’une certaine manière nécessaire, pour réussir à communiquer ce qui se dit à un public extérieur. Une conversation normale, totalement privée, n’est pas forcément très claire, mais elle peut être plus intéressante en terme d’improvisation, il y aura peut-être plus d’inattendu dans l’échange. Des informations inédites, d’une plus grande valeur, vont naître. Comme tu dis : une production improvisée.

WH

Je parle de conversation comme modèle de production 7WH – I think this helps others compare one to the other, ie. force their own “meaning” (and form) somewhere in between, as opposed to insisting on conversation AS production. I do not insist on specific forms or technologies as such (besides those I am comfortable with) because I would rather that others find their own which are applicable to their own situation.. Je n’emploie pas tellement le terme d’improvisation car je pense qu’il sonne étrangement pour beaucoup de gens. Il me semble que c’est plutôt à travers l’interprétation qu’ils le comprennent, et non à travers le fait qu’on leur dise qu’ils sont en train d’improviser. Quand on donne à quelqu’un des instructions très claires, ce n’est que lorsqu’il en passe par l’interprétation qu’il réalise que non seulement il vient d’interpréter quelque chose mais aussi que ce qui l’entoure a changé, il prend conscience du contexte qu’il a pénétré par le biais de l’instruction. C’est évidemment de l’improvisation, qui dépend en partie, j’imagine, de la nature des instructions mais aussi de l’autre. Lorsqu’on improvise, on s’instruit l’un l’autre continuellement. Et quand on improvise en tant que groupe de musiciens, on ne fait que jouer les uns pour les autres.

Stuart Bailey et moi, on se connaît si bien et depuis si longtemps que le langage que l’on échange en privé est une forme très différente de celui que l’on échange en public. Je suppose que ce langage est en quelque sorte un « document » de notre relation, comme une trace du temps que l’on a passé ensemble à discuter. On sait comment l’autre se positionne et ce qu’il comprend. Notre discussion est à la fois très informée et très informelle, autrement dit nous discutons de manière très décontractée de sujets très précis. Cela passe par la réduction du langage à quelque chose qui serait comme parler à sa mère ou à son frère : tu n’as que deux mots à dire et ils en comprennent des milliers, là où une personne extérieure n’aurait aucune idée de ce dont tu es en train de parler.

Je pense que cela concerne également la manière dont les gens communiquent en général. Sauf que la notre, à Stuart et moi, a été nourrie pendant une longue période de temps, alors que la plupart des formes de communication sont seulement de courte durée. Elles répondent instantanément à quelque chose, et non pas à ce que l’autre aurait dit cinq ou dix auparavant, ou à n’importe quel moment depuis. Néanmoins, les gens condensent et distillent la quantité de langage qu’ils échangent.

XA

À travers le code ?

WH

Oui. Et aussi à l’intérieur des confins des instructions de la technologie. Il y a une analogie entre cette forme de communication et la musique. Il y a d’une part cette forme technologique et de l’autre la méthode, la notation : cette communication extrêmement condensée, extrêmement brève, notée, presque graphique. Mais encore une fois, ce qu’il manque, c’est la nature informée d’une relation, du temps. C’est quelque chose auquel David Reinfurt 8David Reinfurt, second membre de Dexter Sinister. et moi nous sommes intéressés l’année dernière : cette relation entre le temps et la production. La manière dont l’économie néolibérale nous contraint à produire et la façon dont les gens perçoivent le temps en fonction de cette production. Le temps semble l’ennemi de ces systèmes qui nous incitent à produire, ou du moins c’est quelque chose qui n’est jamais pris en compte, qui n’est pas communiqué.

XA

Je crois que je vois où tu veux en venir. Ce que tu trouves sain dans la musique, c’est qu’il y a une réelle confrontation au temps. On est obligé de « ralentir » à la vitesse du temps qui s’écoule. Mais pour autant rien ne peut être fixe, on doit jouer dans le temps, sans cesse s’adapter et répondre à une nouvelle situation.

WH

Oui, mais quand tu joues, tu perds aussi la notion du temps.

XA

Clairement, mais c’est là qu’est le plaisir.

WH

Exactement, c’est ce que je veux dire : en quelque sorte, chacun perd la notion du temps parce qu’il ne cesse de répondre à quelque chose qui est à très court terme, mais c’est aussi quelque chose qui procure immédiatement du plaisir. Je pense que c’est la raison pour laquelle je parlais de l’émulation des années 1980 ou même des années 1970. Il est impossible désormais de se représenter les conditions de l’époque, la relation au temps et à la production était totalement différente. Et c’est pourquoi on ne peut relier ce livre (Xerox Publishing Standard), en tant qu’objet, qu’à cette période : parce qu’il essaie d’être hors du temps, d’exister pour toujours. Une relation au temps qui n’est plus envisageable aujourd’hui.

Si on revient même sur les années 1920, les débuts de la modernité, quand les gens avaient cette idée d’universel ou d’infini, de sublime, de vérité... En quelque sorte, on est allé au-delà et on se trouve confronté aujourd’hui à des conditions tout à fait différentes. À nouveau, cela renvoie à ces idées auxquelles je m’identifie entièrement tout en sachant qu’elles ont besoin d’être transposées et transformées : la production musicale, qui est une clé pour moi, et la conversation, ce mode de production informel du langage que nous sommes en train de traverser en ce moment même.

XA

Mais...

WH

Ce qui est pour moi un bon modèle pour... Tu voulais dire quelque chose et je t’ai interrompu, j’ai toujours quelque chose à dire et ça devient antisocial, ce n’est pas un bon modèle. Mais c’est quelque chose que tu dépasses, c’est comme jouer dans un groupe.

XA

C’est négocier...

WH

... une position.

XA

Non, plutôt...

WH

... un échange.

Il y a quelque chose que je voudrais te dire, je ne sais pas ce que c’est, mais plus on parle et plus ça devient clair. Mais en même temps, j’ai besoin de ton apport comme tu as besoin du mien. On a besoin d’échanger afin de... Je veux dire, c’est en quelque sorte une simple dialectique...

XA

Pardon, je t’ai perdu en t’interrompant.

WH

C’est ça, je pense que ce que nous venons juste d’échanger devrait normalement être coupé dans un entretien. Mais je pense que ça a beaucoup de valeur dans le sens où ça démontre ce dont on parle, ça démontre la nature de la production : tu ne peux pas laisser aller les choses trop longtemps, ça ne peut pas être un monologue. Ça doit être transposé par quelqu’un d’autre. Quelqu’un d’autre doit s’en saisir et l’interpréter. Quelle que soit la façon dont tu réponds à ce que je viens de dire, cela peut sembler faux à mes yeux et juste aux tiens mais ça n’a aucune importance, c’est une donnée. La seule chose à laquelle on a besoin de réfléchir, c’est ce qu’il y a au-delà. Et c’est mon problème avec certaines idées modernes : elles ont seulement besoin d’être remises en cause. Elles ont besoin qu’on les repositionne dans la structure sociale ou sociétale de notre époque, et non des années 1960, 1930 ou 1920. Cela implique notamment cette traduction assez extrême dont nous avons déjà parlée, cet abandon de l’autorité.

Je viens juste de lire un entretien incroyable avec Bartham, il y parlait des peintres expressionnistes abstraits de la fin des années 1950 et du début des années 1960, et comment certaines professions sont devenues une sorte de laboratoires d’idées à cette époque. À nouveau, pour revenir à la musique, à la notation, à Robert Ashley et à John Cage, je reste persuadé qu’il n’y a pas eu d’autre profession qui ait depuis tenté de se confronter à ces idées modernes et développé d’idées aussi puissantes que la musique de cette période.

Même si à l’époque John Cage fut mis à l’écart par l’« establishment » de la musique, ça l’a forcé à se battre encore plus pour condenser ses arguments dans des moments extrêmement communicatifs, et ce fut finalement bénéfique pour nous tous. Néanmoins, c’est peut-être idéaliser une profession, mais pour revenir sur la musique et sur le rôle de la page imprimée, je ne vois vraiment pas de meilleur exemple d’une tentative de créer un modèle qui non seulement démontre, mais permette aux autres de participer. Je pense que la forme du livre est bien plus en lien avec ces idées de participation que l’on ne pense.

XA

Mais c’est aussi une idée très moderne d’imaginer que l’on puisse communiquer avec tout le monde.

WH

Mais il n’y a rien de mal à ça.

XA

Comme intention humaniste.

WH

C’est extrêmement socialisant et c’est avec les meilleures intentions. Mais tu sais, si tu veux que tout le monde achète un iPhone, il n’est pas nécessaire que ça soit humaniste, ou que ça soit bénéfique pour tous. Il y a une différence entre « tous » et « tous », et ce qui fait la différence, c’est ton intention derrière.

XA

Il y a quelque chose qui me revient : dans le catalogue que tu as fait pour The Otolith Group 9A Long Time Between Suns, Sternberg Press, 2009. Catalogue de The Otolith Group, collectif d’artistes fondé par Anjalika Sagar et Kodwo Eshun., tu as utilisé une phrase du film La Chinoise de Godard : « Il faut confronter les idées vagues avec des images claires. »
J’ai l’impression que cette phrase peut être lue dans les deux sens. Dans un sens, cela m’évoque l’autorité politique, le langage réduit – ici une image – qui représente en fait un ensemble d’idées vagues, beaucoup moins certaines. Mais pris à rebours, cela m’évoque à nouveau cette espèce de volonté, qu’on pourrait dire didactique, de communiquer quelque chose de clair mais qui vise un résultat inattendu ou vague, en tout cas non autoritaire.

Je parle de l’interprétation dont on n’attend pas un résultat déterminé mais plutôt quelque chose d’inattendu. Au contraire, dans une approche traditionnelle moderne, le design est censé connaître et maîtriser précisément son objectif et son impact. Et pour ça, il utilise des signes clairs, des logos, des pictos, mais en même temps on sait qu’ils sont tellement simples qu’ils sont potentiellement polysémiques. Utiliser des images claires pour engendrer des idées vagues nous renvoie à cette idée de liberté d’interprétation, d’une partition simple et claire sur laquelle on a la liberté de projeter son interprétation et qui est designée à cette fin.

WH

On pourrait évoquer La Société du spectacle et les idées de Guy Debord, le spectacle comme économie fondée sur l’image.
Les images sont utilisées comme des moteurs, comme des instructions pour que l’on continue à travailler et à consommer. Je pense que lui et Godard avaient des idées similaires. Godard, dans cette phrase, essaie de souligner ou de pointer cette espèce d’idée moderne d’une image claire, un cercle jaune parfait, un carré rouge parfait, ou un panneau de direction parfaitement clair, comme une seule idée, une seule direction et un seul résultat.

Mais ce dont je dois parler à propos du livre de The Otolith Group, c’est de la distinction entre public et privé. En fait ces collections d’images – principalement fixes – sont une documentation d’un ensemble de conversations et ce que The Otolith Group m’avait demandé de faire, c’était de mettre en place une exposition qui ne montre pas seulement leurs films, le résultat, le produit de leur travail, mais aussi qui puisse rendre publiques leurs archives. Rendre publiques leurs ressources, leurs influences, le matériel de lecture. Dans notre collaboration, j’avais la connaissance, mais Kodwo Eshun était le cerveau, et il n’y avait pas moyen que je puisse vouloir ne serait-ce qu’essayer d’éditer ou de choisir ce qui devait ressortir de leurs archives, ce qui serait important pour lui ou représenterait sa position par rapport à son travail. Pour pouvoir prétendre éditer la connaissance de quelqu’un d’autre, tu dois avoir vécu et travaillé avec lui sur une longue période. Donc pour rendre quelque chose public, tu dois mettre en place une structure et devenir pratiquement le premier membre du public.

Tu dois mettre en place une structure à travers laquelle toi-même, en temps que modèle du public, entres dans un certain processus. Où, autrement dit, tu dois mettre en place un certain processus éditorial à travers lequel il prendrait les décisions pour toi. Mais tu dois également le laisser prendre ces décisions sans qu’il en soit conscient. Connaissant Kodwo, ça ne marcherait jamais s’il devait prendre ces décisions consciemment, son cerveau est tellement actif qu’il ne ferait que reconfigurer ces archives indéfiniment, il ne serait jamais capable d’arrêter une forme fixe. Il y a une relation qui s’établit entre le livre comme forme fixe, les ressources de son cerveau et l’archive. Il y a une friction entre sa pensée qui est complètement mobile et le livre qui est extrêmement fixe. Il s’agit donc de signifier clairement au public que le livre n’est qu’un moment, que cela pourrait être n’importe quel moment, c’est complètement arbitraire. Et tout ceci se met en place dans une sorte de conversation semi-privée qui devient par la suite totalement publique. Et donc, en revenant à ce que tu disais, « les idées vagues deviennent des images claires » est un moyen de documenter ces conversations à travers des images.

XA

Dans la citation originale de Godard, « il faut confronter des idées vagues avec des images claires », il est question de confrontation, de friction, alors que dans ton interprétation, « les idées vagues deviennent des images claires » 10WH – When I said “les idées vagues DEVIENNENT les images claires”, it was inten- tional, because the confrontation (or synthèse) can only come about when one produces the other: when an idea produces an image, or vice versa. Either or both can be clear, though it is important to understand that what seems to be “clear”, such as Changing the System (Christian Wolff, 1973), ONLY makes sense when you go about doing exactly that: changing, or allowing something to change. (allowing one image to become another after 1⁄24th second, etc. etc.). il est question d’une transformation, d’un passage de l’un à l’autre.

WH

Oui, mais il y a bien une friction entre sa connaissance et la manière dont cela devient un moment public. Entre son cerveau en mouvement dans l’énorme quantité de matériel de ses archives et le livre fixe. Tu ne peux pas inonder quelqu’un avec cette masse de matériel, tu dois trouver le moyen d’en produire une image claire. Mais il y a bien un mouvement, une transformation de l’un vers l’autre. Pour être plus précis à propos de cette idée d’image claire, d’image fixe, je me posais la question du rapport du photogramme, de cette espèce d’instant gelé, immobile, bidimensionnel, au film naturel. Dans chaque image que tu gèles, tu y peux lire le matériel instructionnel, la partition qui y est notée. C’est ce que Kodwo faisait. C’était une réelle obsession, on a passé des semaines et des semaines, des jours et des jours à parler et à discuter. D’une image puis, une heure et demie plus tard, d’une autre image, encore et encore.

Elles ont un tel potentiel d’instruction en tant qu’images bidimensionnelles, ceci dit tu ne peux pas oublier qu’elles proviennent d’un film, qu’elles disparaissent constamment, qu’elles ne cessent de devenir autre chose. Chaque instruction contenue dans cette image devient une nouvelle instruction 1/24 e de seconde plus tard. C’est incroyable, c’est une idée incroyable. Tu peux geler un moment, et lire tellement de ce moment qui n’a pourtant même pas existé, ou à peine. Et c’est incroyable de voir la mesure dans laquelle ça a à voir avec la quantité de production et d’interprétation que l’on génère en permanence. Nous sommes tout le temps engagé dans la production. La plupart des gens ne se rendent pas compte de la quantité de travail qu’ils font en permanence. Je crois que mon travail est d’essayer de rendre les gens un peu plus conscients de ce qu’ils sont en train de traverser dans leur relation aux médias. Ceci simplement en faisant en sorte que l’on puisse s’arrêter, geler un moment du média et comprendre ce qu’il nous demande de faire, ce qu’il attend de nous.

XA

C’est vrai, être capable d’arrêter le temps sur une image... Ceci dit le film, la circulation, sont tout aussi jouissifs.

WH

Absolument. Kodwo prend beaucoup de plaisir à parler aux autres, il est extrêmement généreux. Je pense que ça le rend simplement heureux de transmettre son savoir. Lewis Hyde dit « The Gift Keeps Moving » [Le don ne cesse de circuler]. Cela ne fait pas sens jusqu’à ce que tu le transmettes à quelqu’un d’autre, tu ne peux pas le retenir dans tes mains, personne n’en retire de plaisir à la fin de la journée.

XA

Il y a deux facettes dans cette idée de circulation et d’échange, c’est en même temps une adaptation à la pression capitaliste qui nous pousse à produire et le plaisir du musicien qui est capable de jouer dans le temps, de répondre et de s’adapter constamment.

WH

Oui. Il y a quelque chose d’intrinsèquement bon là-dedans, ce n’est pas entièrement mauvais, je ne suis pas un activiste, je ne suis pas en train de dire que le monde capitaliste est mauvais. Mais il faut en garder le contrôle. Si tu n’as pas le contrôle sur ce que tu veux dire, alors ce n’est pas bon. Mais si tu en as le contrôle, alors c’est extrêmement plaisant. Et je pense, comme tu le disais, qu’il s’agit du contrôle de son propre temps plus que de tout autre chose.